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Kids

Texte Fabrice Melquiot – mise en scène François Ha Van, compagnie Le Vélo Voléau Théâtre La Piccola Scala / Paris.

© Nathanne Le Corre

On descend au deuxième sous-sol de la Scala pour rejoindre les Kids, comme si on descendait se cacher dans les abris avec eux. La petite salle ressemble à une cave et les huit orphelins de guerre qui composent la bande se confondent avec le public. On les repère, dans l’ombre, quand ils craquent une allumette, éclairant leur visage.

Nous sommes en Bosnie-Herzégovine, le 29 février 1996. Après quatre ans de guerre c’est la fin du siège de Sarajevo. Restent, dans une ville détruite, cadavres et orphelins. Les Kids sont une bande d’orphelins de toutes origines ethniques qui se serrent les coudes pour réinventer la vie. Ils sont huit et nous font face, spontanés, fatigués, affamés, mal attifés, débordant d’énergie, d’espoirs et de désespoirs. « Je me suis souvenue » dit l’une, égrenant la liste des absents ; « Moi je caille pire que du lait » enchaîne l’autre, grelotant ; « Réjouissons-nous, on est vivants ! » lance une troisième. Ils font la manche, s’engueulent, s’empoignent, font des concours de mauvais anglais, chantent et dansent, entre deux crises de détresse. Ils ont la fureur de vivre.

© Nathanne Le Corre

Il y a Nada, l’invisible, secrètement amoureuse de Sead, talentueuse dans l’art de faire les poches et de rapporter des trésors à tous (Montaine Fregeai) ; Refka et son incessante envie de faire pipi, collectionneuse de cailloux blancs (Manon Preterre) ;  Bosko le serbe (Axel Godard) et son amoureuse la musulmane Admira (Lara Melchiori), tous deux ne rêvent que de partir ; Amar le musicien et dernier arrivé (Nathan Dugray) ; Stipan un peu caïd avec ses aspirations de couteau et de pistolet (Sylvain le Ferrec) ; son frère, Josip, mongolien, toujours à ses basques et obsédé par les I love you qu’il lui lance toutes les trois minutes (Hoël Le Corre), elle tient aussi le rôle de Narratrice ; Sead le leader, inconsolable  depuis la mort de sa petite sœur, tuée (Yann Guchereau). « Elle chante dans ma tête… Sedika, je pense à toi Little sister. Je te regarde du haut de ma colline. » Ils ont entre treize et dix-huit ans, les parents sont morts, les familles se sont disloquées. On les suit dans leurs modes de survie, leurs empoignades, leur sauvagerie, leurs projets. Ils montent un spectacle et vont le jouer devant le Parlement, pour les occidentaux. « Ce soir, pour notre Parade, j’aurai un flingue ! » dit Stipan.

© Nathanne Le Corre

Quand ils remontent le temps on les voit dans une salle de classe, à l’orphelinat avec d’autres Kids, morts ou disparus depuis. Leurs vêtements sont moins usés que maintenant. Amar, guitare en bandoulière, se joint à eux. Sead raconte : « Cette nuit à la cave j’ai lu sur les rêves, un truc, pendant que vous dormiez » et il sort L’Idiot, dont il lit un passage : « On fait parfois des rêves étranges, dont au réveil on garde un souvenir très net. Pourquoi une fois rentré tout-à-fait dans la réalité, sent-on presque chaque fois, et parfois avec une force extraordinaire, qu’avec le rêve on abandonne quelque chose qui demeure une énigme ? » Bosko et Admira répètent leur numéro pour le soir, fastidieusement, transformant la rose en crocus, « J’ai une rose dans les cheveux… Prends-la si tu veux » qui devient « J’ai un crocus dans les cheveux… Prends-le si tu veux…»

Et l’on remonte le temps, plus encore en arrière, avec le début du siège et les premiers bombardements auxquels on assiste, la fin du couvre-feu, un obus sur l’orphelinat. Sead, perché, ressemble à un albatros surveillant sa nichée. Tout le monde est à l’abri. Stipan avait neuf ans et devient narrateur, accompagné de phrases musicales. La scène se recouvre d’une bâche et de gravats. Rejka, fille de Hana et Mustafa, y rencontre, près des ruines, le fantôme d’Ekrem, ami de ses parents, accompagné de son fils, qui connaissait sa sœur et l’appelait Petite Fleur. Sead joue au chef et giffle Nada, juste pour rien, Josip colle à son frère. L’alternance entre present perfect et présent mène la troupe à faire cercle. Assis sur le parvis, devant le Parlement. Amar chante, les autres dansent. « On est lyriques » disent-ils.

© Nathanne Le Corre

Stipan n’est pas vraiment de la partie. Surexcité, il va-et-vient autour d’eux, court et joue avec son flingue. « Je cours plus vite qu’un léopard dopé. Les snipers je les rendrai marteaux » se vante-t-il. On encourage Josip à rattraper son frère. Arrivé à son niveau, il lui arrache le révolver, fait face aux Kids, sourit et le porte à sa tempe. « Une détonation. Josip s’écroule. » Stipan n’y croit pas et tous se précipitent. « J’ai tiré des tas de fois. Il était pas chargé. » Ils forment un cortège et le hissent, posent son corps sur l’herbe grise, dans le terrain vague jouxtant le Parlement et un hôtel de luxe qui a brûlé, recouvert de croix et de pierres blanches. Stipan lui prodigue les gestes de tendresse qu’il n’a jamais su prodiguer. Sead accompagné de Nada part chercher une pelle pour le recouvrir de terre. Bosko et Admira prennent la route, « Ça sera plus pareil sans vous » lancent-ils.

Les textes de Fabrice Melquiot offrent une parole forte et sensible. C’est aujourd’hui l’un des plus grands auteurs dramatiques, et il avait reçu en 2008, le Prix Théâtre de l’Académie Française pour l’ensemble de son oeuvre. Il a ensuite dirigé le théâtre Am Stram Gram de Genève, Centre international de création et de ressources pour l’enfance et la jeunesse, de 2012 à 2021. Kids est une pièce magnifiquement écrite où le langage familier et l’argot se mêlent à la prose poétique, sa marque de fabrique. Il a travaillé sur le conflit yougoslave – qui s’est déroulé entre 1991 et 1995 – et a écrit cette pièce ainsi que Le Diable en partage lors de ses différents séjours dans les Balkans, entre 1998 et 2000. Derrière la guerre, il rend hommage à la vie, sa palette est ample et passe par toutes les couleurs allant du jeu d’enfants au drame et du simulacre au réel.

Les acteurs, sous la direction de François Ha Van, metteur en scène, servent ce texte choral avec précision et talent tout en gardant de la spontanéité. Les enchainements entre les répliques et les reprises composent un geste musical léger et tout est comme chorégraphié dans le petit espace de la Piccola Scala utilisé de façon judicieuse et inventive. De l’énergie circule, chaque acteur met en lumière le caractère de son personnage, sans aucune caricature, il y a de l’humanité et de la tendresse, de l’humour parfois, malgré le drame de la guerre et la rudesse d’une meute de jeunes, hors sol et impatients de vivre.

Brigitte Rémer, le 23 mars 2024

Avec : Nathan Dugray, Montaine Frégeai, Axel Godard, Yann Guchereau, Hoël Le Corre, Sylvain le Ferrec, Julie Bulourde en alternance avec Lara Melchiori, Manon Preterre

Du 1er mars au 6 avril 2024, vendredi et samedi à 19h30, dimanche à 17h30, relâche les 3, 8, 9, 10 et 17 mars à La Piccola Scala, Théâtre La Scala, 13 Bd de Stransbourg. 75010 – métro : Strasbourg Saint-Denis – tél. : 01 40 03 44 30 – site : www.lascala-paris.com

Le Petit Prince

© Thomas O’Brien

Mise en scène François Ha Van, avec la voix de Philippe Torreton – interprétation Hoël Le Corre – création de magie augmentée Moulla, création graphique Augmented Magic – compagnie Vélo Voléà La Strada/Paris.

Dans nos fondamentaux il y a Le Petit Prince écrit par Antoine de Saint-Exupéry (1900-1944) qui en a dessiné les aquarelles, et la voix de Gérard Philipe qui en avait assuré un magnifique enregistrement. Autant dire que monter Le Petit Prince, c’est s’attaquer à un grand mythe, et pour le spectateur osciller entre se laisser embarquer et scruter les failles.

La Scala propose une version de l’œuvre, dans une mise en scène de François Ha Van pour une actrice-Petit Prince seule en scène, Hoël Le Corre, et un univers graphique animé. La voix du narrateur, chaleureuse, enregistrée par Philippe Torreton, fait vivre le texte, et ces différents univers – texte, jeu, images – se mêlent harmonieusement. Sous ses airs de conte pour enfants, Le Petit Prince est un texte poétique et philosophique qui se transmet de génération à génération. Saint-Exupéry l’a publié depuis New-York en 1943, en français en même temps qu’en anglais.

© Thomas O’Brien

Le narrateur est aviateur, comme l’auteur. Saint-Exupéry s’est formé en tant que mécanicien dans l’Armée de l’Air puis a suivi des cours de pilotage civil et obtenu son brevet de pilote. Il a ensuite travaillé dans l’Aéropostale avant de devenir pilote de raid, journaliste et reporter. Il est lui-même tombé en panne au milieu du Sahara en 1935, avec son mécanicien et fut sauvé de justesse par des Bédouins. C’est en 1944 au cours d’une autre mission que son avion disparaît, donnant lieu à de nombreuses hypothèses. Quelques morceaux épars de l’avion retrouvés beaucoup d’années plus tard et formellement identifiés montrent qu’il aurait été abattu par un tir allemand.

L’épisode réelle de la chute dans le désert de Saint-Exupéry a sans doute inspiré Le Petit Prince. Son narrateur-aviateur en effet tombe en panne au milieu du désert et tente de réparer le moteur. Apparaît comme un mirage, un petit bonhomme qui d’une voix timide lui demande de dessiner un mouton. Distrait, l’aviateur s’exécute, mais les esquisses ne sont pas à la hauteur des attentes. Le mouton ne doit pas manger les fleurs, il lui faut une muselière. Rapidement, la confiance s’installe entre l’aviateur et le Petit Prince. Ensemble, ils découvrent un puit et les limites de leur existence dans ce désert. « Droit devant soi on ne peut pas aller bien loin » conviennent-ils l’un et l’autre. Et le Petit Prince raconte sa rose, coquette et orgueilleuse, qu’il a quittée pour voyager et découvrir les étoiles et d’autres planètes. Il décrit ces planètes à l’aviateur.

© Thomas O’Brien

Avec lui nous les traversons, joliment illustrées ici par la création d’images numériques (magie augmentée, Moulla, Augmented Magic pour la création graphique), belles et foisonnantes. Avec lui, nous rencontrons les habitants de ces planètes, personnages parfois poétiques, quelquefois politiques, souvent magnifiques : le monarque et le vaniteux, le buveur, le businessman, l’allumeur de réverbères dans sa toute petite planète, le géographe, un aiguilleur, un marchand. Quand il arrive sur terre il fait face à l’absurde, interroge un serpent qui ne répond que par énigmes, croise une fleur misérable, à trois pétales seulement, et apprend de la vie par le renard qui lui explique ce qu’apprivoiser veut dire. Il découvre un champ de roses et comprend que la sienne n’est pas unique, c’est un grand chagrin. Le renard l’introduit alors sur la planète Amitié et lui en explique les mécanismes. « On ne voit bien qu’avec le cœur… L’essentiel est invisible pour les yeux… Tu deviens responsable pour toujours de ce que tu as apprivoisé… C’est le temps que tu as perdu pour ta rose qui fait ta rose si importante. »

Huit jours ont passé et le Petit Prince doit repartir chez lui. Il fait ses adieux à l’aviateur qui termine ses réparations, lui demandant de ne pas s’inquiéter quand il trouverait son corps. « J’aurais l’air d’être mort et ce ne sera pas vrai » lui di-il.

Le Petit Prince apporte beaucoup de fraîcheur en même temps que de la gravité et de la profondeur. Hoël Le Corre, habite ici le personnage et fait le lien avec talent entre la terre et les planètes, et entre les différentes disciplines artistiques qui servent le propos. Elle ne joue pas le Petit Prince, elle réussit à être Petit Prince, avec tendresse et attention à ce qui l’entoure, avec grâce et mobilité, et dans un juste équilibre. Le pari de François Ha Van est donc réussi, d’autant que les illustrations qui accompagnent le récit ont leur personnalité propre.

Brigitte Rémer, le 30 novembre 2023

Avec Hoël Le Corre et la voix de Philippe Torreton – création de magie augmentée Moulla – création graphique Augmented Magic – chorégraphie Caroline Marcadé – création lumière Alexis Beyer – création musicale Guillaume Aufaure – à partir de cinq ans. Le Petit Prince est publié aux éditions Gallimard.

Du 24 octobre au 31 décembre, du mardi au samedi à 11h pendant les vacances scolaires – le dimanche à 11h en décembre – représentation scolaire lundi 18 décembre à 11h- La Sccala, 13 boulevard de Strasbourg. 75002. Paris – site : www.lascala-paris.com – métro : Strasbourg-Saint-Denis – tél. : 01 40 03 44 30

Premier Amour

© Thomas O’Brien

Texte de Samuel Beckett – réalisation Dominique Valadié et Alain Françon, Théâtre des nuages de neige – avec Dominique Valadié, à La Piccola Scala, Paris.

Depuis plus de deux mois Alain Françon a investi La Scala en présentant sa nouvelle création de En attendant Godot, un magnifique travail réalisé avec des acteurs hors-pair devant une toile peinte et un arbre à deux feuilles. « Tu aurais dû être poète… » dit Vladimir à Estragon qui lui répond : « Je l’ai été. Ça ne se voit pas ? »

Alors que Godot se termine juste, Alain Françon a co-adapté et mis en scène avec Dominique Valadié sa compagne, dans la petite salle de La Scala, une nouvelle de Beckett écrite en 1945, traduite et publiée par les Éditions de Minuit en 1972 seulement, qui a l’audace de s’intituler Premier Amour, titre qu’il emprunte à Tourgueniev. Irlandais d’origine, Beckett est à la veille de ses quarante ans et pour la première fois écrit en français. Oublions Tourgueniev et écoutons ce texte porté ici par une femme, l’excellente Dominique Valadié, ce qui donne un peu de distance au propos et de baume au cœur. Mais cela suffit-il à faire théâtre et tout texte, y compris d’un immense écrivain, est-il bon à prendre ?

Au premier degré, derrière les grincements beckettiens, d’ordinaire pleins de son abstraction poétique, on est face à une bonne couche de misogynie, causticité, provocation, insolence et sarcasme. Vous avez dit humour ? Chez Beckett l’humour est féroce et ici, rien n’a de prise sur le personnage. « Une écriture simple et précise, un portrait de l’homme moderne » dit l’éditeur dans la publication du texte. Cet-homme-moderne-là qui narre à la première personne et par le menu sa rencontre puis sa liaison avec une prostituée, homme déclassé comme les aime l’auteur dans le sillage de Joyce et d’autres, n’a rien d’exaltant. Obligé de quitter la maison familiale au décès de son père, il devient comme une âme errante, au propre comme au figuré, s’allonge sur les bancs d’un parc où il essaie de vivre sa vie, et parle au passé simple.

Le prix Nobel de littérature attribué en 1969 aime à nommer l’innommable mais la distance décalée par l’interprétation de l’actrice jouant le personnage-homme à la première personne, permet de poser un peu de douceur et d’ironie sur les ruminations de son personnage, ex-agoraphobe. Pantalon et veste noire, debout les mains dans les poches ou assise sur une petite chaise bleue, livre en mains, Dominique Valadié nous fait naviguer dans le jeu de construction de l’écriture : « Cette phrase a assez duré… » dit-elle avec détachement face à deux prompteurs du fond de la salle. Au sol, un pantalon, une veste et un chapeau melon, celui de Vladimir sûrement, les godasses élimées d’Estragon, la valise de Lucky, sont posés comme une dépouille ou comme une ombre. Et quand l’actrice met ses lunettes noires, comment ne pas penser à Hamm, dans Fin de partie. À la recherche des dates de naissance et de mort de son père, le personnage s’interroge sur le choix de sa propre épitaphe. On est entre la figure des vivants et la figure des morts… et quand il emboîte le pas de la dame rencontrée dans le parc il se contente de faire l’inventaire de son logis sous les toits, de ses affaires empilées, de parler tuyauterie, de l’entendre recevoir ses clients, d’être le futur père d’une progéniture qu’il ne reconnaît pas et qui l’obligera à déguerpir, à s’enfuir. Le détachement est glacé, l’inhumanité extravagante, l’ambigüité redoutable. Même la jacinthe rose qu’elle lui apporte, à sa demande, aurait dû être bleue…

D’autres acteurs et metteurs en scène se sont frottés à ce texte, tous hommes, entre autres Jean-Quentin Châtelain, Michael Londsdale et Sami Frey. La désincarnation transfigurée par Dominique Valadié nous permet ici de supporter l’avalanche du non-sens et des non-mots d’un anti-héros peu glorieux. Quand Beckett met son cap au pire dans la dérision, le dérisoire et le déraisonnable avec cette voix qui va et vient, parfois triviale souvent désabusée, on aimerait bien oser brûler les idoles.

Brigitte Rémer, le 6 avril 2023

Jusqu’au 19 avril à 19 h 30, mardi et mercredi, les 7, 8, 14 et 15 avril. 14 h 30 le dimanche. La Scala, 13, boulevard de Strasbourg, 75010 Paris – métro Strasbourg Saint-Denis – www.lascala-paris.com – tél. : 01 40 03 44 30

aSH

© Aglaé Bory

Conception, scénographie et mise en scène Aurélien Bory – chorégraphie Shantala Shivalingappa, percussions Loïc Schild, à La Scala de Paris.

Une énergie cinétique circule entre la danseuse et l’univers visuel dans lequel elle évolue, énergie intérieure et extérieure. Shantala Shivalingappa fait face à un dispositif scénique, espace symbolique à la fois simple et ultra sophistiqué. C’est un « immense châssis de papier kraft suspendu, enduit de laque noire appliquée sur un bâti sonorisé et électrifié » avec lequel elle entre en dialogue, qui bruisse comme une voile au vent.

Dans sa confrontation avec les éléments représentés par l’univers mouvant et illusionniste de ce papier kraft aux froissements sonores, Shantala Shivalingappa mène avec grâce, force et précision son combat, comme David affronte Goliath. Travaillant entre Paris et Madras, elle a rencontré les grands et travaillé entre autres avec Peter Brook, Maurice Béjart, Bartabas, Pina Bausch, Giorgio Barberio Corsetti. Tout en étant contemporain son alphabet puise dans le Kuchipudi où elle excelle, cette danse indienne de l’Andhra Pradesh dans le sud du pays, autrefois uniquement dansée par les brahmanes et très codifiée. Shantala Shivalingappa fait le grand écart entre ce style ancestral, sculptural et sacré, et l’image abstraite sur grand écran, sorte de Krishna profane qui semble l’absorber. « Sa danse effectue un balancier perpétuel quelque part entre mystique hindoue et physique quantique » écrit Aurélien Bory. Partant du commencement, du vide, son art de la gestuelle, ses bras déployés et offrants, ses mudras superbement maîtrisées, sa rythmique des pieds donnée par les tempos du musicien, Loïc Schild, présent sur le plateau côté cour, sont de forme pure. Elle est porteuse d’une charge émotionnelle forte.

Shantala Shivalingappa est la déesse et la servante d’un rituel qu’elle trace au présent, dessine un cercle de bienvenue comme devant l’entrée de la maison. Formé de dessins au sol exécutés traditionnellement à la farine de riz, et maintenant à la chaux, le kolam se transmet de mère en fille, lignes sinueuses blanches au quotidien, sophistiquées et colorées pour la fête. Aurélien Bory s’est emparé des couleurs pour fondre dans son dispositif animé des motifs géométriques aux cercles concentriques, spirales et rosaces très élaborées. « La scénographie est au centre de mon travail, elle fait apparaître dans son rapport à la gravité entre autres, des lois physiques avec lesquelles les interprètes dialoguent » dit le metteur en scène. Lunaire, la création lumière d’Arno Veyrat éclaire subtilement le plateau.

aSH, le titre du spectacle, est composé des initiales et de la finale des prénom et nom de la danseuse, Shantala Shivalingappa, clin d’œil au dieu de la danse, Shiva, à la fois créateur et destructeur, et qui, en grand ordonnateur des lieux de crémation, se couvre le corps de cendres. C’est le troisième portrait de femmes qu’Aurélien Bory dessine de son talent atypique et au croisement des arts, les deux premiers, étaient consacrés à Stéphanie Fuster et Kaori Ito. Avec la première, dans Questcequetudeviens? il faisait fusionner le flamenco et son écriture de l’espace. Avec la seconde, dans Plexus, il tissait une toile de plus de de cinq mille fils suspendus.

Hybride et multidisciplinaire – entre cirque, danse, musique et théâtre – la palette du metteur en scène-plasticien est vaste, il traverse les styles. Son univers s’inspire de l’œuvre du plasticien allemand ­Oskar Schlemmer, de la réflexion d’Heinrich von Kleist Sur le théâtre de marionnettes, de l’univers de Georges Pérec. Il inscrit ses recherches de l’installation à la performance, et transforme les espaces, comme un magicien. Des sciences à l’esthétique, l’environnement scénographique qu’il invente influe sur la danseuse, la danse modifie la perspective visuelle, l’imaginaire du public se déplace.

Avec aSH, présenté au Festival Montpellier-Danse en 2018, l’espace, a valeur de symbole et fonde la dramaturgie. La scénographie comme métaphore de naissance et de mort, la rythmique des percussions, la fluidité des mouvements, sont autant d’éléments qui, mis en synergie, créent de l’inattendu et une véritable poétique.

Brigitte Rémer, le 20 février 2019

Avec Shantala Shivalingappa (danse), Loïc Schild (percussions). Collaboration artistique Taïcyr Fadel – création lumière Arno Veyrat, assisté de Mallory Duhamel- composition musicale Joan Cambon – Conception technique décor Pierre Dequivre, Stéphane Chipeaux-Dardé – costumes Manuela Agnesini, avec l’aide de Nathalie Trouvé – régie générale Arno Veyrat, Thomas Dupeyron, régie plateau Thomas Dupeyron ou Robin Jouanneau – régie son Stéphane Ley – régie lumière Mallory Duhamel ou Thomas Dupeyron – aSH a été présenté au Festival Montpellier-Danse, en 2018.

Du 16 Février au 1er Mars 2019, La Scala-Paris, 13, boulevard de Strasbourg, 75010. Paris – Métro Strasbourg Saint-Denis – Tél. : 01 40 03 44 30 – Site : www.lascalaparis.com – En tournée : 24 mai Théatre de l’Olivier, Istres – 28 et 29 mai Théâtre de Caen.

 

Kiss and Cry,

© Maarten Vanden Abeele

Sur une idée originale de Michèle Anne De Mey et Jaco Van Dormael, création en collaboration avec le collectif Kiss & Cry, à La Scala de Paris.

Créé en 2011 à Mons, en Belgique, Kiss and Cry remporte depuis sa création, un vif succès. C’est la première partie d’une trilogie dont les deux autres spectacles, présentés à La Scala s’intitulent Cold Blood et Amor. D’une impressionnante précision, la finesse du travail est à l’échelle du long générique énoncé ci-dessous. Inventive, poétique et légère, la caméra-personnage principal suit les tracés et micro déplacements des acteurs manipulateurs qui entourent la séquence présentée d’un bout du plateau à l’autre, avec la même délicatesse et le même soin que des parents penchés sur le berceau du nouveau-né.

Et que voit-on ? Une multiplicité d’univers en modèles très réduits de type nanos objets et nanos danses sous la loupe de l’objectif. Ils servent une histoire puzzle dans laquelle une vieille femme se souvient de son premier amour, croisé dans un train, non par son visage mais par ses mains, effleurées peut-être : c’est ici la main qui trace et les doigts comme acteurs principaux de la scène, chorégraphiés comme s’ils étaient des personnages. Des petits plateaux sur lesquels sont posés en maquettes minusculissimes des séquences dans une diversité de paysages – comme la mer, le train ou les ciels infinis – scénarios qui prennent vie sous nos yeux et croisent des mains ballerines, d’une grande souplesse et virtuosité, décalant totalement les mondes et les échelles.

La retranscription sur écran est éblouissante et crée des univers disparates, tous aussi surprenants les uns que les autres, tous réalisés avec autant de minutie dans cet entremêlement mains/objets. La complicité entre les neuf artistes de différentes disciplines – jeu, cinéma, danse, vidéo, arts plastiques, bricolage conceptuel – s’élabore avant le début du spectacle et se prolonge après. Ces neuf manipulateurs tels des techniciens imaginatifs présents sur le plateau, permettent de créer des mondes oniriques et un autre langage où le spectateur perd ses repères.

Kiss and Cry est un mot lié aux compétitions de patinage artistique, c’est le banc sur lequel après la compétition et dans l’attente de la notation du jury, les patineurs reprennent souffle, le regard fixé sur le panneau d’affichage avant sidération, positive ou négative. Il n’y a ici ni patineurs ni jury, mais un spectacle singulier qui place le public face à un film en train de se faire où une équipe en synergie construit des scénographies décalées. Tout se passe en direct sous les yeux des spectateurs. La bande son a la vue large, comme le spectacle, et passe de l’opéra à la chanson des Feuilles mortes. On se laisse dériver.

Kiss and Cry est une création collective née de l’inventivité de Michèle Anne De Mey, danseuse et chorégraphe que l’on connaît pour avoir dansé avec Anne Teresa De Keersmaeker dans les années 80 – notamment dans Fase, son duo emblématique – créatrice de la Compagnie Astragales et de celle de Jaco Van Dormael, réalisateur entre autres de Toto le héros qui obtint la Caméra d’or au Festival de Cannes en 1991, metteur en scène impliqué et proche aussi du théâtre pour enfants. C’est vrai qu’il y a de l’enfance, de l’impertinence et du jeu de colin-maillard dans Kiss and Cry, il y a aussi beaucoup de grâce, d’imaginaire et de poésie.

Ce travail commun et d’expérimentation entre le couple, à la ville comme à la scène, Michèle Anne De Mey-Jaco Van Dormael, s’est élargi depuis quelques années à l’univers du conteur et humoriste Thomas Gunzig. Initiée à la mort par un moment de coma, la chorégraphe se suspend entre le rêve et la conscience, aux côtés du réalisateur et de l’auteur. Ensemble, ils construisent un univers narratif singulier mi-merveilleux mi-fantastique, dans un entre-deux de résistance poétique. L’espace-temps théâtral s’en trouve bousculé, comme le spectateur par ces personnages-mains dansant dans des paysages miniatures plein de magie artisane. Du grand art de la narration, en mains, espaces et images.

Brigitte Rémer, le 15 décembre 2018

Création en collaboration avec le collectif Kiss & Cry : Grégory Grosjean, Thomas Gunzig, Julien Lambert, Sylvie Olivé, Nicolas Olivier – Avec : Michèle Anne De Mey, Frauke Marien, Jaco Van Dormael, Renaud Alcade, Harry Cleven, Grégory Grosjean, Gabriella Iacono, Charlotte Pauwels, Philippe Guilbert, Aurélie Leporcq, Juliette Van Dormael, Nicolas Olivier, Ivan Fox, Stefano Serra – chorégraphies et nanodanses Michèle Anne De Mey, Grégory Grosjean – mise en scène Jaco Van Dormael – texte Thomas Gunzig – narration française Jaco Van Dormael – scénario Thomas Gunzig, Jaco Van Dormael – lumières Nicolas Olivier – image Julien Lambert – assistante caméra Aurélie Leporcq – décor Sylvie Olivé – design sonore Dominique Warnier – son Boris Cekevda – manipulations et interprétation Bruno Olivier, Gabriella Iacono, Pierre Garnier – construction et accessoires Walter Gonzales assisté de Amalgame/Elisabeth Houtart, Michel Vinck – conception deuxième décor Anne Masset, Vanina Bogaert, Sophie Ferro – régie générale Nicolas Olivier – techniciens de création Gilles Brulard, Pierre Garnier, Bruno Olivier – directeur technique Thomas Dobruszkès – régie son Benjamin Dandoy –  tour manager Thomas Van Cottom, Lou Colpé –  relations publiques Marie Tirtiaux.

Du 4 au 31 décembre 2018, 21h, les dimanches à 15h, lundi 31 décembre à 19h30 – à La Scala/Paris, 13 Boulevard de Strasbourg, 75010. Métro : Strasbourg-Saint-Denis – site :  www.lascala-paris.com – Dans le cadre de la carte blanche à Michèle Anne De Mey et Jaco Van Dormael, à voir : Cold Blood, du 4 au 27 janvier 2019, suivi de Amor, du 29 janvier au 3 février 2019.